lundi 24 juillet 2017

Personne ne viendra te chercher

J’avais tout fait pour que cette randonnée soit un succès. Je m’étais entraîné les jours précédents en faisant deux marches de huit kilomètres dont à chaque fois un minimum de quatre kilomètres d’ascension. Les deux dans la Sierra de Gredos. L’une à Amavida, merveilleux village de Castille. L’autre à Hoyos del Espino. C’était les deux fois sur de larges chemins de terre. Je n’en étais pas peu fier. Surtout pour celle de Hoyos. Fameuse côte de terre et de cailloux. Un soleil qui chauffait à blanc. Mais je l’ai faite sans difficultés. En revenant au point de départ, je regardais les « promeneurs » sans doute de l’air un peu hautain du semi professionnel.
J’avais fait ces deux marches les mardi et jeudi et étais décidé à faire la plus prestigieuse, celle de « las cinco lagunas », le samedi. Mais je marchais beaucoup à Avila. Il faut sans cesse grimper, se farcir des dizaines d’escaliers et le vendredi en fin de journée, j’avais mal aux jambes. Or, las cinco lagunas, c’est du sérieux. C’est entre huit et neuf heures pour l’aller-retour et c’est 800 mètres de dénivelé. J’étais fort , mentalement et physiquement. Je marchais un minimum de trois heures par jour depuis trois mois. Mais mieux valait mettre toutes les chances de mon côté. Je décidais donc de reporter ma « rando » au lundi.
J’avais prévu de quitter Avila vers cinq heures trente ou six heures le matin afin de faire l’ascension avant les fortes chaleurs. Ce que je n’avais pas prévu, évidemment, c’est que tous les commerces seraient fermés le dimanche soir et qu’il me serait impossible d’acheter de la nourriture ( j’avais pensé à sandwichs et tortilla). Tant pis, me suis-je dit, je trouverais bien sur la route ou à une pompe à essence, ce dont j’avais besoin. Par précaution, j’avais emporté un avocat et un belle grosse tomate qui étaient au frigo et deux bouteilles d’un litre et demi d’eau.
J’ai quitté notre logement vers six heures et suis arrivé au point de départ de la « ruta» vers sept heures quarante cinq. Je n’avais trouvé aucun commerce ouvert et n’avais même pas pu prendre un café. Qu’à cela ne tienne, me disais-je. J’avais des réserves dans le corps et un avocat, c’est très nourrissant, m’a-t-on toujours dit.
Le départ de la ruta se fait du village de Navalpeiral Del Tormes, à partir d’un parking prévu à cet effet. Une seule camionnette s’y trouvait, rouge, toutes vitres occultées. Je ne savais si les gens y dormaient après avoir fait leur marche ou avant de l’entamer. J’ étais excité d’enfin pouvoir commencé l’aventure dont je rêvais depuis des semaines et en fait depuis toujours (ah, une longue marche, seul, en montagne). Je changeais mes chaussures, remplaçais ma chemise pour un t shirt et finalement me décidais pour une bouteille d’un litre et demi d’eau et une autre d’un demi litre. Je laissais dans la voiture l’autre bouteille d’un litre et demi, histoire de ne pas être trop chargé. Il était huit heures. Il faisait frais et j’imaginais que du côté des cinq lacs, il y aurait bien une buvette où se ravitailler.
J’avais lu dans un fascicule obtenu à l office du tourisme, qu’à la sortie du parking, il y avait un pont à traverser au bout duquel je trouverais un panneau indicatif. Là il fallait prendre la côte à droite, rejoindre un autre pont et suivre ensuite la piste. Allons-y donc. A nous deux, las cinco lagunas
Purée, cette première côte ! Elle vous cueille à froid. Rien à voir avec celles que j’avais parcourues les jours précédents. Ici, ça grimpe. Et comment. Elle vous fait bien comprendre que ce que vous avez connu jusqu’à présent, c était pour du beurre. Je suis étrangement essoufflé et j’encaisse. A tel point qu’au pont suivant, à peine  à un km du premier, Je décide de souffler un peu. Je vois alors arriver un homme d’une quarantaine d’année, d’allure sportive et qui marche sur du velours. On se serre la main, il me demande si je fais las cinco lagunas ? Je confirme, mais en lui confiant que je préfère la faire seul et qu’il est certainement plus rapide que moi. Ok, nous aurons l’occasion de nous revoir, me dit-il. 
Ce petit passage à vide ne m’effraie pas. C’est souvent comme cela. Au début d’un match de foot par exemple. Après un quart d’heure, vous avez l’impression d’être déjà au bout du rouleau, mais vous trouvez très vite votre second souffle et vous êtes parti jusqu’au coup de sifflet final. Je repars donc. Et c’est le bonheur. Une piste de terre, presque à plat. Je retrouve mon pas habituel, sans forcer, et me retrouve à dix mètres derrière mon compagnon. Mais je ne le rattrape pas et sachez-le déjà, je ne le rattraperai jamais. Car les choses sérieuses vont commencer : la grimpette. Si, jusque là, comme dans mes deux randos précédentes, j’avais eu affaire à de larges chemins bien tracés, voilà que je me retrouve sur un petit sentier escarpé, sans cesse en butte à des pierres qu’il faut chevaucher. C’en est fini de marcher de façon régulière, un pas après l’autre. Non ici, il faut soulever la jambe  très haut pour poser le pied droit sur  un rocher, pousser très fort sur ce pied et appuyer sur le bâton pour se hisser et pouvoir balancer le pied gauche sur une pierre plus loin. Mais l’équilibre est instable. Vite, relancer le pied droit sur un autre rocher et planter le bâton quelque part. L’autre pied sur un autre rocher plus haut, puis un plus petit sur le côté. On ne marche plus en fait, on saute d’un caillou à l’autre, et le dénivelé est terrible. Le vieux bâton que j’avais ramassé lors de ma première rando, m’est plus qu’utile. Ah ce bâton! C’est littéralement une troisième jambe. Sans lui les chutes auraient été bien fréquentes. Il est légèrement tordu, pas bien nettoyé de ses anciennes ramifications mais déjà patiné
Je me dis que cette escalade ne va pas durer. Que plus haut, on va bien finir par  retrouver un sentier de terre. Mais c’est quand, c’est où ce plus haut ? Je souffle, je dois récupérer un peu. Calmer mon rythme cardiaque (je suis en fibrillations auriculaires permanentes, dans les efforts violents je passe sans transition de 70 à 190 battements.) Voila le mot : violent. Je prends conscience que la marche est un sport doux. Ici, ce n’est pas le cas.
On retrouve du sentier mais le soulagement est de courte durée. Un panneau d’abord vous casse les jambes et le moral. Une flèche vers la droite indique « cinco lagunas, 4 oras ». Quatre heures. A l’allure à laquelle je vais, cela va faire cinq heures. Et de suite après cette flèche, l’escalade recommence. En pire. Au point que je me demande si je ne suis pas sorti des balises. Mais non je les repère à intervalles réguliers. Je ne cesse de grimper, de sauter d’une pierre à l’autre. C est raide, abrupt, accidenté. J’ai terriblement mal aux jambes, je suis affaibli. Je décide de faire une pause, manger mon avocat, boire et me reposer dix minutes. Sans cela je ne tiendrai pas. Je me rends compte que mes bas de contention me font mal et je les enlève. Bien m’en a pris. Pendant que j’achève mon avocat, un chien passe en courant. Il prend un plaisir fou à gambader dans la nature. Ses maîtres suivent. Un couple de jeunes. La camionnette du parking sans aucun doute. Ils avancent en s’appuyant sur des cannes de marche en fibre. Ha !han ! ils y vont. Ils ont décidé de réaliser une performance. La fille a plus difficile : yi ! Yi !Mais elle suit. Ils me saluent en passant mais ne s’arrêtent pas. 
Quand je décide de repartir, j’ai une fringale, mes jambes flageolent. C’était donc la faim. Il faut que j’y aille prudemment, le temps de digérer mon avocat, me dis-je. Mais l’escalade continue. Le terrain est de plus en plus accidenté. Une demi-heure plus tard, je suis épuisé. Je mange ma belle tomate rouge et verte. Elle me parait délicieuse. Je repars et atteint enfin les alpages. Des dizaines de têtes de bétails. 
Je n’ai marché que deux heures trente. Je suis fourbu, mais le spectacle est sidérant, magnifique, féérique. J’en suis ému. Je la tiens mon aventure montagneuse. C est infini, grandiose. La nature dans toute sa splendeur. Je prends le temps de savourer, d’en jouir. Je fais une petite vidéo.
Mais même les alpages sont accidentés, des trous qu’on ne voit pas, de grosses touffes herbeuses qui vous accrochent les pieds… et je me convaincs de réfléchir. Je vois les cols et les défilés au loin. Je n’en ai pas fini avec ces efforts. Je crois que je n’arriverai pas aux cinq lacs. Et si j’y arrive, où trouverais-je la force pour les quatre ou cinq heures du retour. Je suis furieux . J’aurais du prévoir. Je n’ai rien à manger. Il eut fallu des barres protéinées, des sucres, des sandwiches à la viande. Je n’ai rien de tout cela. Prends des fruits secs m’avait dit Marlene !
Je fais donc demi tour. A regrets. J’aurai essayé. J’ai vu ce que c’était. La dernière fois que j’avais fait cela c’était à vingt ans en escaladant la Marmelade dans les Dolomites. Mon frère et moi avions fait la descente en courant, en volant, en glissant sur la neige…
A la sortie des alpages, je croise un couple. Trente ans. Equipement d’enfer. Sacs au dos, tentes, matelas de mousse…des routards parfaits qui font leur balade tout a leur aise. Qui vont se faire un café ou un chocolat chaud, là, plus loin. « Vous venez des cinq lacs ? C’est comment ? » « .Non, je n’y ai pas été. Plus la force. Faut avoir votre âge pour faire cela ». Ils me regardent, attristés. Plus loin, trois jeunes hommes, 25 ou 30 ans aussi. Tenues sportives adéquates et coupe vent. La peau de leur peau. Juste un petit sac chacun. Sans doute le sac d’eau avec tuyaux à hauteur de la bouche Ils ont décidé de faire le parcours en courant, m expliquent-ils.
Je maudis mes années, l’usure de mon corps.
Je marche en pensant à tout cela sans trop m’occuper du chemin. Mais c’est aussi dur de redescendre que de grimper avec ces pierres. De nouveau les enjamber. Poser un pied très bas cette fois, lancer l’autre. Planter le bâton. Souffler deux minutes. Repartir. Epuisant. Je rejoins ce que je crois être la rivière Tormes.  Celle que j’ai traversée à l’aller. Je crois reconnaître l’endroit. Je traverse, mais elle me paraît très large. Quarante mètres au lieu des dix ou quinze dans mon souvenir. Il faut aussi monter sur d’énormes pierres rondes, ne pas glisser. J’atteins l’autre rive et repère le sentier. Ok, c’est la bonne route. J’avance, il est onze heures trente. Je n’ai plus souvenir de cet environnement. Je mets cela sur le compte de la fatigue. Mes jambes me font mal. C’est l’enfer, je m’affaiblis de plus en plus. Je ne devrais pas être loin du but. 12h30, 13h, 13h30. Escalader, descendre, monter, mon bâton, ma troisième jambe. Boire. 14h. Je ne reconnais plus rien. Sauf la rivière à ma droite. Il faut que je continue, mais je dois commencer à gérer mon eau. Peu à peu la question me taraude : serais-je perdu ? Je ne m’y retrouve plus. J’ai mal partout et suis au bord de l’écroulement. Et puis du bétail de nouveau !!! Comment est ce possible ? Je ne me souviens pas en avoir vu en partant avant les alpages. Je continue, dépasser ces prairies. Mais je vois que la rivière rétréci. Ce n’est pas possible et enfin j’arrive à ??? Sa source ! Je n’y comprends plus rien. 
En fait, l’évidence est là : je suis perdu. Au-delà  des sources : des défilés, des montagnes et des cols. Ce n’est pas la route. Ce n est pas la peine de m’illusionner et de nier la réalité : je me suis égaré. Je n’en peux plus, je m écroule. Tous ces efforts inutiles. Ou suis-je ? Comment vais-je m en sortir ? 
Il ne faut pas que j’aille plus loin. Trouver une solution. Sur ma gauche, deux cols se rejoignent là haut. Il faut que j’y monte. Du sommet, je verrai au loin, j’essaierai de m’y repérer. Mais l’escalade me prend une heure. Une heure au milieu de fougères plus hautes que moi, à éviter les trous creusés par les multiples sources. Et puis d’immenses rochers que la verdure avait cachés et qu’il me faut soit contourner, soit escalader. Mais j’ai l’espoir, l’espoir que de là-haut je verrai la sortie. Je pense à l’eau que j’ai laissée dans la voiture. C’est cela mon objectif. L’eau de la voiture. Vider d’un trait le litre et demi. Puis m’arrêter au premier café et boire deux bières bien fraîches. Mais je dois m’arrêter toutes les cinq minutes. C’est éreintant. Chaque effort me parait surhumain. Et puis, j’ai peur d’une mauvaise surprise au sommet. Et de fait j’y suis et je suis face à un nouveau sommet, un nouveau col à franchir et aucun repère. Je hurle de rage. J’EN AI MAAAAAAARRE. Je maudis Dieu et tous les saints. Je m’en veux : c’est moi le vieux fou cette foi et non plus Ramon. Que croyais-tu ? C’est la Sierra de Gredos ici, une des plus grandiose d’Espagne. Tu croyais que tes marches jusque Juprelle t’y avaient préparé ? Vieux fou, voila ce que je suis. Voila ce que diraient mes enfants : VIEUX FOU !!!
Je regarde autour de moi. A 360 degrés, la montagne, les défilés. Je ne m’en sortirai jamais seul. Je ne vois pas où aller et je suis à bout de force. Est-ce qu’un fermier viendra voir son bétail ? Mais quand ? Est-ce qu’un hélicoptère passera ? Il faut que je téléphone et lance un appel au secours. Mais l’appareil est impitoyable et affiche : « il n’y a pas de réseau mobile ». De nouveau je hurle et frappe l’herbe et les pierres de mon bâton. Je vais crever ici. 
Parmi le bétail, il n’y a que génisses et veaux. Pas de lait dont je pourrais me nourrir. Je vois les chèvres sauter sur les rochers. Je n’ai aucune chance de mettre la main dessus. Une seule chose à faire, me coucher, dormir et espérer que ce soir, cette nuit, l’alerte soit lancée, qu’on me retrouve et m’évacue. Je me façonne un lit dans l’herbe, contre un rocher. Mon sac à dos me sert de coussin. Depuis que Agnès m’a fait un EMDR sous hypnose, comme pour les anciens du Vietnam,  je n’ai plus peur de rien, ni des loups, ni des chiens, ni des vipères. Même pas de mourir. Mais je m’en veux. J’ai fini ma chronique sur Avila et elle ne partira pas. Et Marlène. Me perdre en Espagne. Dans une aventure dont elle se méfiait depuis le début. Mais nous avons été heureux ensemble. C’est cela qui comptera le plus.
C’est bon comme cela, cela suffit. C’est fini. Et très vite, je m’endors. Je rêve. Non, pas de cauchemars. Au contraire, un rêve plaisant. Nous rions au restaurant avec des amis.
Je crois n’avoir pas dormi plus de 20 minutes. Autour de moi rien n’a changé. La montagne partout. Sauf que maintenant « pega el sol » comme disent les espagnols. Le soleil tape.
Mais souvent une sieste, cela me relance pour le reste de la journée. Tu vas réagir maintenant, me dis-je. Pense aux tiens. Réfléchis. Tu dois t’en sortir. Et seul. Personne ne viendra te chercher.
Cela me revient, la rivière El Tormes a un affluent. Je l’ai lu. Je n’en connais pas le nom mais c’est sans doute celui là que j’ai suivi et qui m’a conduit ici. Il faut que je redescente vers la rivière et la suive en sens inverse. Il est 15h30. Tu as trois ou quatre heures pour y arriver. Ce n’est pas impossible. Quatre heures ce n’est même pas la durée d’un service du soir quand tu avais ton restaurant Como en Casa. Mais je ne veux pas redescendre par où je suis venu. Si je grimpe le col sur ma gauche, j’aurai a descendre les énormes éboulis de rochers que j’ai aperçu tantôt. Je préfère cela. Mais cela suppose à vue de nez encore une escalade de plus de cinq cent mètres et encore plus à descendre. Je regarde les paysages grandioses qui m’entourent. Je communie avec  eux. J’essaye de capter leur énergie. Je me remets en marche. Mes jambes hurlent. Je n’ai aucune force, je mets plus d’une demi heure à atteindre le sommet au prix d efforts qui me paraissent surhumains.
Et là enfin un espoir. Je vois au loin un village. Sans doute à quatre ou cinq heures de marche. Je ne sais s’il s’agit de Navalpeiral del Tormes. Peu m’importe. Rejoindre un village, et puis là se débrouiller. Je suis obséder par ma bouteille d’eau dans le coffre de la voiture…. Ici, il me reste à peine un quart de litre d’eau potable. Je remplis  d’eau de source la petite bouteille vide que j ai gardée. Je l’utiliserai pour me rincer la bouche et la gorge qui dessèchent régulièrement. Je ne l’avalerai qu’en dernière extrémité. Je dois descendre plus de cinq cent mètres de rochers.  J ai le vertige. Je ne vois pas ce qu’il y a après ce gros rocher. Je me jette en arrière. Surtout ne pas céder au vertige. Ne pas paniquer. Il faut les contourner. Les escalader, s’y laisser glisser. Et puis, c’est l’accident. Mon pied gauche s’enfonce dans un trou et tentant de réagir, je glisse sur une énorme touffe d’herbes accrochée au rocher. Je tombe vers l’avant. Je ne comprends pas de suite ce qu’il se passe. Ma poitrine cogne un rocher. Et je suis étourdi quelques secondes. Revenu à moi, je comprends vite que je n’ai rien de cassé. J’ai perdu quelque chose mais quoi ? Ma casquette simplement. Je hurle de rage. Cette descente sera un véritable calvaire, impossible à décrire. Mais j’ai l’espoir. J’ai repérer un sentier de l’autre côté de la rivière. Mais plus je descend et plus la rivière semble s éloigner. Péniblement pourtant, j’ y arrive.
La traversée est périlleuse. Les roches sont rondes et glissantes. Etre prudent. J’ai déjà fait la moitié. Mais chaque geste, chaque pas est un supplice. Mes pieds me brûlent. Au milieu du gué, je décide d’une pause d’un quart d’heure et d’un bain de pieds. J’ai de gros durions sous les orteils. L’eau glacée me fait un bien fou. Je m’asperge la tête, le cou, le dos…. J’ai de bons sparadraps et je m en protège les orteils. Mes chaussures sont fantastiques. La semelle souple et antidérapante m’enrobe bien la plante des pieds. Le dessus de la chaussure est en treillis qui aère bien. Je me rhabille. Mes bras et ma nuque brûlent sous le soleil. Pas à pas, pierre par pierre, rochers après rochers, je rejoins le sentier. De la terre battue. Je fête cela en buvant un coup et en me rinçant la bouche. 
Et je reprends ma marche. Au sens propre, je marche. Un pas devant l’autre, le même pas régulier. Comme en direction de Juprelle. Je sais qu’il y a encore trois ou quatre défilés devant moi avant ce village. Il y aura encore des tronçons arides, caillouteux, des éboulis. Mais je trace. Comme c’est étonnant ce corps qui se remet en route. Alors que la tête pense que c’est fichu, voilà que ce corps va chercher des ressources je ne sais où, qu’il marche comme si de rien n’était. Bien sûr, les ascensions font très mal et m’obligent à m’arrêter cinq minutes par ci, par là. Mais je suis confiant, j’en suis sorti. Après chaque défilé je vois le village qui se rapproche. Le paysage est plaisant. La rivière là-bas, au fonds du ravin, me rassure. Des prairies entourées de murs de pierre. Et puis des voix. Je ne vois personne mais suis sûr d’entendre des voix. Je marche d’un bon pas. Parfois je peste encore : des rochers, ce sentier qui a disparu. Mais je passe, je retrouve le sentier. Après cette montagne de couleur ocre, il y a le village. Mais je ne l’aperçois plus. Légère crainte. Et tout à coup, une troupe de scouts. Ola. ! leur dis-je. Ola Tio ! me lancent-ils. Plus loin une autre troupe et sur la gauche le panneau. Le panneau qui annonçait à l’aller : cinco lagunas 4 oras. J’interpelle un scout. D’où venez vous ? De Navalpeiral Del Tormes. Combien de temps d’ici ? Oh, trois quart d heures. Gracias, buenas vacaciones.
Je marche, je vole. Sauf dans les côtes, cela reste très difficile. Mais je repars. Cela me parait long. Bien plus que les quarante cinq minutes annoncées par le scout, me semble-t-il. Mais je pense à la bouteille d’eau dans le coffre. Une dernière côte puis une longue descente. Celle qui m’a cassé les jambes au départ. A l’approche du parking, des gens pique- niquent dans les prairies. Je n’ai aucune idée de mon apparence. L’ épuisement se traduit-il dans mon allure ? Je monte en ahanant les quinze marches inégales, oh combien, qui mènent au parking. 
J’ouvre le coffre et je bois toute la bouteille d’eau. Je mets vite une chemise. D’autres chaussures. Je démarre. Le premier café est à cinq cent mètres. J’y commande deux bières, une bouteille d’eau et un mini sandwiche au thon- tomate. Curieusement je n’ai pas très faim mais ce petit sandwich est merveilleux. 
Il est 19h30. Soit quatre heures après m’être réveillé dans la montagne. Onze heures trente depuis que je me suis mis en marche ce matin.
La terrasse sur laquelle je suis installé est baignée de soleil. Trois jeunes filles parlent et rient entre elles. Une famille s’installe à la table à côté. Un vieux paysan parle avec un couple de passage. Personne ne me prête attention. Bon sang, c’était quoi ce cauchemar ? L’avais-je vraiment vécu ? C’ était quoi cet autre monde ? Cette autre réalité ? Ces autres lois que je ne connaissais pas ?
Aprés une heure et demie de voiture qui ne me pèseront pas, je serai au logement à Avila. Je viderai encore une bouteille d’eau et une demi bouteille de vin. Je mange juste un bout de fromage. 
La nuit sera mauvaise. Chaque fois que le sommeil approche, je me retrouve au bord de la falaise et le vertige me reprend. Mon pied se coince entre deux rochers. Je n arrive plus a trouver un passage entre les trous d’eau.
Le et les jours suivants, évidemment, mes jambes sont tendues, elles me font mal, mais c’est viable et supportable. Je boirai durant trois jours des litres et des litres d’eau. Mes bras et ma nuque sont bien « cuits » mais il n’y a pas de lésions.
Je raconte à Marlène. Elle est heureuse et soulagée que je sois rentré. Elle pense vieux fou, mais ne me le dis pas. J’insiste, si je ne l’avais pas fait cette fois, je ne l’aurais plus fait. Je l’aurais regretté le reste de ma vie.
Je sais, je ne suis pas arrivé aux cinq lacs, à las cinco lagunas. Mais au fond, ce que je voulais, c’était aller au bout de moi-même. Je voulais me dépasser. Et cela, j’y suis parvenu 
Dieu que la montagne est belle. Dieu qu’elle est féroce et impitoyable




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