La première fois que
je suis entrée dans le mausolée, c’était
avec ma mère. Je me souviens qu’il pleuvait, une pluie froide d’automne.
Nous avons fait la queue pendant six heures. Des marches…la pénombre…des
couronnes de fleurs…des chuchotements : « circulez, ne vous arrêtez
pas… »Je pleurais tellement que je n’ai rien vu. Mais j’ai eu l’impression
que Lénine brillait…. Quand j’étais toute petite, je disais à ma
mère : »maman, moi, je ne mourrai jamais. » Elle me
répondait : « Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Tout le monde
meurt. Même Lénine est mort. » Même Lénine…Je ne sais comment raconter
tout cela. Mais j’ai besoin de le faire…J’en ai envie. Je voudrais parler…mais
je ne sais pas à qui. Pour dire quoi? Pour dire que nous étions follement
heureux ! Maintenant, j’en suis absolument convaincue. Nous avons grandi
dans la misère, nous étions naïfs. Mais on ne le savait pas, et on n’enviait
personne On allait à l’école avec des plumiers bon marché et des stylos à
quarante kopecks. L’été, on portait des sandales de toile blanchies au
dentifrice. C’était joli ! L’hiver, on mettait des bottes en caoutchouc et
quand il gelait, on avait la plante des pieds en feu. On était gais ! On
croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui, et qu’après-demain mieux
qu’hier. On avait un avenir. Et un passé. On avait tout ce qu’il fallait.
…
La foi ! La foi,
c’est quelque chose qui dépasse la raison. Le matin, je me réveillais au son de
l’hymne national : « l’Union indestructible des républiques libres,
soudée par la grande Russie pour les siècles et des siècles… »
Aujourd’hui, on n’a nulle part où blottir son âme.
Personne ne pourra
jamais me convaincre que la vie, c’est manger de bons petits plats et puis
dormir. Que les héros, ce sont ceux qui achètent quelque chose à un endroit
pour le revendre ailleurs trois kopecks de plus. Non, non !
…
Hier, je faisais la
queue dans un magasin et devant moi, il y avait une vieille femme qui comptait
et recomptait sa monnaie. Elle a fini par acheter cent grammes du saucisson le
moins cher…Et deux œufs. Je la connais…Elle a travaillé toute sa vie comme
institutrice.
In La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. Prix
Nobel de Littérature 2015. Merci à Olivier de la librairie « Livre aux
trésors » pour son conseil de lecture.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire