dimanche 22 octobre 2017

Alisol contre les motards (2)

(Suite de ma chronique du 16 octobre…)
Le mercredi matin, je décidais de reprendre ma marche dès sept heures. Il fallait que je rencontre Donald et j’espérais bien le croiser au port avec son chien. En passant au coin du mur où j’avais trouvé le corps inanimé d’Alisol, en fait à hauteur du pont qui enjambe la rivière Amadorio dix mètres avant qu’elle ne se jette dans la mer, je m’aperçus que l’on avait déposé un bouquet de fleurs. Chouette initiative pensais-je, mais de qui pouvait-elle venir ? Peut-être de la famille Rolav ? Mais j’en doutais. Pas le genre.
La place au bas du vieux village était encore dans la pénombre, quelques fenêtres s’éclairaient peu à peu. Mes amis du matin était peu nombreux : la folle et son chien, Laurel (que j’allais finir par appeler « un dia mas » car c’était sa façon de me dire bonjour, « de nuevo un dia mas » « encore un jour de plus »), les cinq copains bruyants…
Comme espéré, au port, je croisais Donald, le crâne parfaitement lisse, les joues aussi. Il était dans un bon jour car de sa propre initiative, il me salua. C’était bien la première fois. Il me fut donc plus facile de l’aborder :
-Puedo hablarle ? (puis-je vous parler)
-Claro que si. Dime (bien sûr, dis-moi). En Espagne le tutoiement est coutumier
- Je voudrais vous parler de l’agression dont a été victime Alisol Perez Rolav et savoir si vous pourriez m’aider à identifier les assassins ?
- Ah ! Dit-il surpris. Pourquoi moi ? Qu’ai-je à voir dans cette histoire ?
- Rien, sans doute rien, dis-je. Mais mon intuition me dit que vous pourriez m’aider. Votre tête m’inspire confiance. Je sais que vous êtes motard aussi. Je connais votre Kawasaki.
J’avais vu  sa moto dans sa cour, devant chez lui. Une Z 1000. 4 temps à refroidissement à air. 83 ch. 212 km/h. Un engin de mort. Mais cela pouvait être presqu’aussi silencieux qu’une voiture électrique. Et je n’avais pas remarqué Donald et sa Kawasaki dans les concentrations de motards. Il me regardait sans rien dire. Son visage était inexpressif. Impossible de savoir ce qu’il pensait. Je relançais :
-Vous faisiez quoi dans la vie ?
Un long silence. Puis
-Militaire jusque mes 45 ans. Ensuite privé.
J’avais donc vu juste. Je le laissais réfléchir. Il n’allait pas me dire non. Je le sentais. Son œil gauche paraissait sans vie. Artificiel. Un œil de verre peut-être. Mais son droit me regardait sans ciller. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Je ne savais comment me tenir, ni quoi penser.
-OK, finit-il par dire. Je vais voir ce que je peux faire. Mais cela reste entre nous, pas un mot à qui que ce soit. Surtout pas à la police. Sinon, c’est toi qui payeras !
Un frisson me parcourut. Je donnais mon accord en me demandant si je n’avais pas fait la connerie de ma vie. J’avais laissé entendre que j’avais plus ou moins enquêté à son propos, que je connaissais sa maison, ses habitudes, sa moto. Ce type ne ferait de moi qu’une bouchée. Dieu savait de quoi il était capable ! Nous nous séparâmes en convenant de nous revoir le lendemain.
-Plus ou moins même heure, même endroit, me dit-il. J’aurais parié qu’il souriait dans sa moustache.
En rentrant, je repassais vers neuf heures le petit pont sur la rivière, je vis au coin du mur que le bouquet de fleur n’était plus seul. Au moins dix autres bouquets l’avaient rejoint. La nouvelle de l’agression contre Alisol faisait donc le tour du village. Les gens étaient choqués et manifestaient leur sympathie. Il ne fallait pas laisser passer l’occasion. Je courus voir le mari d’Alisol, lui demandait une photo récente de sa femme et en fit rapidement un petit montage sur mon ordi. Au-dessus de la Photo, un slogan : « Con Alisol » (Avec Alisol), en dessous un autre : «Contra el ruido » (contre le bruit). « Rassemblement en blanc ce jeudi 18h au parc Amadorio ». J’avais rapidement consulté la famille. Un mouvement de solidarité pouvait naître de cette agression et permettre autant de retrouver les agresseurs que de faire aboutir le combat d’Alisol contre le bruit, contre les motards. Nous passâmes la journée à placarder ces affichettes et à les distribuer dans les boulangeries et petits commerces du village.
La rencontre entre la famille Rolav et les autorités communales s’était bien passée mais les promesses avaient été vagues : « nous allons demander à notre police de faire le maximum », « ce crime ne restera pas impuni ». Du côté de l’hôpital, les nouvelles restaient bonnes mais sans plus. Alisol avait récupéré un rythme cardiaque normal mais restait maintenue dans un semi coma.
Comme souvent dans ce genre de situation, on avait l’impression que le monde s’était figé. Que rien ne bougeait. Est-ce que dans l’ombre quelqu’un s’agitait, tentait de faire avancer l’enquête ? Les motos circulaient, l’air de rien, avec leur boucan habituel. Tout ce que nous voyions de positif était ces bouquets qui continuaient de s’accumuler au bas de l’Amadorio, signe d’un mouvement qui allait grandissant.
Le jeudi, je débutais ma marche un peu plus tôt, j’avais hâte d’avoir des nouvelles de Donald. Mais arrivé à la place au bas du vieux village, quatre gros phares étaient braqués sur moi, les moteurs vrombirent et les motos commencèrent à me frôler et me tourner autour.  Ça va être à toi de déguster, pensais-je. Mais je n’avais pas peur. Mon EMDR m’avait vacciné contre la panique. Je regardais les motards droits dans la visière de leur casque. Ils tournaient autour de moi sans trop s’approcher. Ils savaient que je pouvais réagir, les faire tomber. J’avais quand même une autre carrure que la frêle Alisol. Aucun n’osait arrêter et descendre de sa moto. Et voilà que mes amis, marcheurs du matin, approchaient. C’étaient là des témoins directs gênants. Au bout de je ne sais combien de minutes de cette tentative d’intimidation, celui qui semblait être le meneur fit signe aux autres de s’éloigner, il dirigea vers moi un poing menaçant et ils disparurent vers la route nationale. Dans la petite foule qui s’était agglutinée durant les dernières minutes, la colère grondait. Chacun y allait de son commentaire. Je me disais que c’était le début de la fin de la dictature des motards. Que le peuple était décidé à ne plus se laisser faire. Mais je fonçais d’un pas rapide vers le port de pêche. J’allais en découdre avec Donald. C’était lui sans aucun doute qui m’avait envoyé ses copains !
-Veux-tu bien arrêter ton cirque, me lança-t-il d’emblée ? Tu crois que tu avais besoin de moi pour faire ta pub après avoir parcouru tous les commerces de la ville avec ton affichette ? Si tu veux, je laisse tout tomber, mais il ne fallait pas venir me chercher alors.
OK, OK, je m’excusais. Je lui racontais ce qui venait de se passer et que je n’avais pas réfléchi plus loin. Avait-il du nouveau ?
-Rien que je puisse te dire pour le moment, me dit-il. De fait la police ne bouge pas. Il ne se passera rien de ce côté-là. Dans le milieu des motards, c’est aussi la stupéfaction. Personne ne souhaitait cela. Certains pensent que cela vient d’ailleurs ou alors de marginaux. Donne-moi encore du temps. Revoyons-nous demain. A peu près même heure, même endroit.
A 18 heures, au-delà de nos espérances, suite à notre campagne d’affichettes, près de mille personnes étaient assemblées en silence dans le parc. Beaucoup de familles avec enfants. Tout le monde en blanc, porteur de ballons et de fleurs qui vinrent grossir le monticule de bouquets qui s’accumulait le long du mur. Copa, le mari d’Alisol prit la parole, sobrement. « Nous ne devons jamais accepter que qui que ce soit souffre de violences à cause de ses idées et de sa liberté de parole. Vivre ensemble, c’est aussi ne pas être d’accord sur tout. Il faut pouvoir exprimer ses désaccords et ensuite, c’est aux autorités légitimes de trancher. Mais si les autorités sont incapables d’entendre et de percevoir ce que veulent vraiment les gens, alors des mouvements comme ceux-ci sont nécessaires. Et quand, comme aujourd’hui, des gens se lèvent pour crier, sachez, mesdames, messieurs qui nous gouvernez, que jamais plus ils ne se tairont. »
Et soudain, surgit d’on ne sait quelle sono, un extrait de Nabucco, le chant des prisonniers de Babylone : « Va pensieri »…L’émotion étreignit la foule… « Va, pensées, sur les ailes dorées, va, pose-toi sur les pentes, les collines où embaument tièdes et suaves, les douces brises du sol natal… » .C’était bien la première fois que j’assistais à une manifestation où les gens pleuraient. De joie, de solidarité et d’émotion. Les autorités communales étaient présentes et on pouvait espérer que cette fois, nous allions être écoutés.
Le vendredi matin, Donald insista pour que je me rende le soir même, à 21 heures près du monticule de fleurs au bas du parc. J’y fus bien sûr. Pour découvrir quatre bonshommes, habillés en motards, sans casques, ligotés les uns aux autres, le regard baissé. Je m’approchais. Sur leur combinaison de cuir, chacun portait, agrafé, un papier signé à la main, sur lequel leurs aveux étaient écrits noir sur blanc. C’étaient bien eux qui avaient agressé Alisol. J’appelais la famille Rolav et leur dit de venir d’urgence sur place et de se faire accompagner des autorités communales. Je ne ferais le 0112 que dans dix minutes.
Quand le sergent Garcia arriva, il salua « l’Alcade » (le bourgmestre) arrivé avant lui, avant d’apercevoir les motards ligotés et d’essayer de comprendre la situation. Je lui expliquais que j’avais reçu un coup de fil anonyme et m’étais empressé de prévenir la famille avant de penser à l’appeler.
Le soir même à 22h, une série de mesures étaient annoncées publiquement depuis l’hôtel de ville en présence de la famille Rolav. Elles étaient largement inspirées des notes d’Alisol et furent reprises par toute la presse locale.
-Jusqu’à nouvel ordre, les motos émettant du bruit au-delà de 70 décibels étaient interdites entre 19 heures et 9 heures du matin en ville. Dans trois mois, elles seront purement et simplement interdites de circulation. En cas  de non-respect, les amendes peuvent atteindre 250€ et les véhicules être confisqués.
-Les garagistes, vendeurs et réparateurs de motos seront tenus pour responsables de la mise en circulation de motos munies d’un pot d’échappement bruyant et non munis d’un silencieux.
-Toute concentration de motos était désormais interdite en ville.
-Tout club privé était dorénavant prié de se faire connaître auprès des autorités. Une charte leur serait remise sur leur droit et devoir.
Dans les jours qui suivirent, un calme étrange régnait en ville. Les gens continuaient de s’habiller de blanc, parlaient, souriaient. On vit très vite apparaître des « Segway » et « Oaxboard » un peu partout. Ces machines munies de deux roues et qui répondent aux moindres impulsions des pieds ou des bras. Ils fonctionnent à l’électricité et sont totalement silencieux. Une école de conduite de ces engins existait depuis longtemps à Alicante. Nombre de garagistes motos se reconvertirent rapidement dans la vente et l’entretien des Oaxboard. Comment avons-nous pu accepter cet enfer aussi longtemps, se demandaient les gens. C’est terrible pensais-je, à quel point le sentiment d’impuissance produit le fatalisme.
J’allais rendre visite le lundi à Alisol sur son lit d’hôpital. Ou plutôt sous sa tente sur laquelle une large fenêtre de plastique permettait de la voir. Elle était recouverte de bandages, complètement isolée de l’air extérieur et était allongée sur un matelas à eau. Comme les grands brûlés. Elle me fit un signe de résignation, l’air de me dire « Ben oui, fallait sans doute passer par là ». Elle joignit le pouce et l’index pour en faire un rond en signe de solidarité et de victoire. Je lui dis « je ne t’ai pas apporté de fleurs. Il n’y en a plus dans les boutiques en ville. Elles t’attendent au bas du parc ». Elle sourit.  Je lui soufflais un baiser que j’avais déposé au bout des doigts.
Le matin même, j’avais rencontré Donald, « le baroudeur au doberman », le motard à la Kawasaki Z 1000. Purée, sa tête : Iggy Pop qui aurait la boule à zéro.
-Merci lui avais-je dit. Je savais que c’était à vous que je devais faire appel mais je n’aurais jamais osé en attendre autant.
Il haussa à peine les épaules, regardait son doberman.
-J’ai juste fait ce qui était nécessaire, me dit-il. J’aimerais maintenant reprendre mes habitudes et que notre relation s’arrête ici.
-Si,  claro, entiendo. (Bien sûr, je comprends). Pero, hubiese querido saber … (mais, j’aurais voulu savoir…)
-Si ?
-…No. Nada. Esta bien asi. De nuevo gracias  y Adios. (Non, rien, c’est bien ainsi. Merci encore et adieu)
Il me murmura un « adios » à peine audible et s’éloigna avec son chien.
C’est con, j’aurais voulu lui demander s’il en avait vu d’autres dans la vie ? Je lui aurais dit : « vous en avez vu hein, vous ? » Mais à quoi bon. Sûr qu’il en avait vu d’autres, et bien plus. Pas difficile de deviner : le bruit des hélicos, les bombes, les cris des gens sous le napalm et tant et tant d’horreurs. C’était pour cela sa moto. J’en étais sûr. Sa Kawa. Juste pour cela. Quand cela bourdonne trop dans sa tête, faut qu’il aille au vent, à tout berzingue, et qu’il affronte son passé, et aussi ses copains restés là-bas, et la solitude, et le silence, et…la mort. »
Mais bon, je me construis parfois de ces personnages ! Hein ! Juste comme cela,  à partir d’une gueule, à peine croisée un matin…
Adieu l’ami pensais-je.

Allei, vous autres, à lundi…

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