lundi 2 octobre 2017

Mes amis du matin

Je ne suis pas seul à marcher le matin. Pleins d'amis le font avec moi. Enfin, je dis amis même si dans la plupart des cas, on ne s'est jamais adressé la parole. Le plus souvent, on se contente d'à peine un bonjour ou même d'un simple signe de tête. Mais, on se voit tous les jours, on se devine de loin, et s'installe ainsi une certaine complicité silencieuse. Nous pratiquons le même sport : la marche (une minorité fait du jogging ou trottine). Et nous voyons chaque jour les mêmes paysages, la même mer, le même lever de soleil et grâce à lui, le même ciel changeant. Nous sortons tous à l'approche de sept heures et terminons notre marche, je pense, vers neuf heures ou neuf heures trente. 
Si cela ne fait pas une amitié, ces points communs créent une identité, même partielle, une relation, une habitude et pour les plus fragiles, une sécurité. Je suis persuadé que si l'un d'entre nous tombait à l'eau (cela ne pourrait se passer que sur les quais du port de pêche et non sur la promenade du bord de mer), se foulait le pied ou était agressé,  les autres viendraient à son secours. Cette amitié-là est autre que celle de FB où, si l’on échange beaucoup, on ne sait pas toujours mettre un visage ou une silhouette sur un nom. Ici, au contraire, on a les personnes face à soi, mais... sans les mots.
Selon mes calculs, nous sommes entre trente et quarante. Cela varie. Par exemple ce dernier jeudi, tout le monde était là. Mais ce vendredi, jour de la fête de la San Miguel dans le quartier « La Ermita », nous étions moins nombreux. Puis, certains, comme moi, abandonnons les autres durant des semaines et parfois des mois. Mais au retour, on se reconnaît rapidement. Toujours d'après mes propres observations empiriques, il y a autant d'hommes que de femmes et je pense pouvoir dire qu'une moitié d'entre eux marche seul, l'autre moitié marche en couple ou en groupe. 
J’ai pensé un moment appelé ma chronique « sociologie des marcheurs du matin le long de la plage ». Mais c’eut  été prétentieux et rébarbatif. Je vais essayer de vous parler d'eux, de vous les présenter en quelque sorte. Simplement. Sachant qu’étant donné le type de relations qui nous caractérisent, cela ne pourra être que subjectif.
Je passerai très vite sur les sportifs « semi professionnels ». Ils ne sont pas nombreux, quelques jeunes femmes et jeunes hommes. Pas plus de six ou sept personnes. On les reconnaît à leur façon de s'habiller: body, shorts en tissu coupe-vent, maillot collant, tout cela très fluo. Les vêtements sont tels qu'ils laissent apparaître les muscles, les épaules, les abdos. Les cuisses et mollets sont luisants. Ils marchent ou courent plus vite que la plupart des autres avec un air qui se veut évident. On devine qu'ils pratiquent, en plus de ce jogging matinal, soit la salle, soit un sport régulier. Il est probable que certains soient prof de gym. La plupart d'entre eux commencent ou terminent leur parcours sur les engins de musculation situés en plein air, au bas du parc Amadorio.
Assez proches d'eux, il y a, pas très nombreux non plus, ceux que j'identifie comme des cadres. Ils font leur jogging ou leur marche matinale avec sérieux et application. Cela fait partie des exigences de la fonction: le corps bien entretenu est aussi indispensable que les dents blanchies régulièrement, les joues bien rasées, le port altier et le costume ou l'ensemble bien ajusté. Leur coupe de cheveux est impeccable même pendant la course. Leur tenue est étudiée, sportive mais sans être fluo ni moulante. L'élégance prime. 
On identifie facilement ces deux catégories, non pas à leur façon de regarder les autres mais justement au fait qu'ils ne les regardent pas. Le regard est fixé vers le lointain, droit devant. C’est l’objectif qui compte. Ils n'apprécieraient pas d'apprendre que je fasse d'eux et des autres un seul monde de marcheurs ou de trotteurs.
Inutile, je pense, de souligner que ces derniers marchent ou courent seuls. J'ai commencé par eux, parce qu'ils sont une minorité « non intégrée » si vous me permettez l’expression. Chacun d'eux fait bande à part. Ils ne sont pas tout à fait « de la famille » si je puis dire. On est poli avec eux mais s'ils partaient, la majorité pousserait un soupir de soulagement. C'est drôle hein comme dans tout groupe on se cherche des points communs, des repères sécurisants et on a tendance à exclure ceux qui n'y correspondent pas.
Mon plus grand plaisir est bien sûr d'observer les couples. Ces derniers sont une bonne dizaine. Mais n'allez pas croire que rien ne les distingue. Au contraire.
Il y a différents types de couples. Certains dont je me sens plus proches bien sûr. Avec qui une empathie naît assez naturellement. D'un coup d'œil, on sent qu'on est content de se revoir. D'autres moins. Aucun signe. Le froid total. Ainsi, je vois deux sortes de couples dans ceux que je rencontre dans mes marches du matin: Ceux qui s'aiment d'une part et par ailleurs ceux dont je dirais « qu'ils vivent ensemble ». Sans plus, ajouterais-je. Mais est-il possible de vivre ensemble « sans plus »? Je ne voudrais pas paraître présomptueux, ni porter de jugement. Il est très difficile de se faire une idée précise de ce qui se passe dans la tête ou dans la vie des gens quand on ne se connait que de vue, c'est le cas de le dire. Mon regard est donc complètement subjectif. Les couples que je rencontre, à quelques exceptions près, sont des couples âgés. Septante ans ou plus.
Je croise chaque jour, sans exception, depuis toutes ces années que je marche le long de la mer, un couple avec son chien. Un petit chien au poil court, noir et grisonnant. Il me fait penser à Mirette, la vieille chienne de la boulangerie où je travaillais étant jeune. J'imagine que ce couple a commencé à marcher le matin parce qu'il fallait sortir le chien. Ah ! Sortir le chien ! Ils sont nombreux à marcher le matin parce qu'il faut sortir Mirette. Heureusement. Qui me disait, il n'y a pas si longtemps : « leur chien les aide vivre ». Ou « le chien leur sauve la vie ». S’il est vrai que beaucoup ont commencé à faire de la marche le matin pour sortir Mirette,  il est tout aussi certain, qu'avec le temps, la marche devient une habitude, un besoin et au bout du compte un plaisir. Je crois que finalement, si leur Mirette mourait et qu’ils n’en faisaient pas une dépression fatale, ils continueraient à marcher. 
Ce couple que je croise donc depuis des années m'a souvent occupé l'esprit. Leur froideur, leur distance, leur comportement m'a d'abord agacé puis interloqué. Le monsieur est glacial. Il vous regarde, quand il ne vous ignore pas ostensiblement, sans ciller. La dame semble soumise et on dirait qu'à tout moment, elle voudrait disparaître. Qu'on ne la voit plus. C'est elle qui a toujours le gant de plastique en main et qui ramasse les crottes de Mirette. Lui s'arrête, la regarde faire, ou plutôt semble vérifier qu'elle fait cela convenablement et ils reprennent ensuite leur marche. Je ne crois pas les avoir vus une seule fois saluer ou échanger un mot avec d'autres. J'essaye parfois d'imaginer leur retour à la maison. Madame dresse le petit déjeuner pendant que monsieur lit le journal. Il passe à table en continuant de lire tout en buvant son café et retourne ensuite dans son fauteuil. J'ai peine à voir comment peut se passer leur journée. Ils ont l'air en bonne santé. Ont-ils des enfants? Reçoivent-ils des visites? Je les imagine évidemment vivre ensemble comme je les vois marcher ensemble: coupés des autres. Comme si ces autres, les autres, étaient une menace contre leurs biens, contre leur tranquillité. Je les catalogue plutôt PP si pas franquiste. Je les vois clairement contre le referendum de Catalogne mais aussi contre le mariage gay, contre l'avortement, contre l'existence de Podemos et en général contre tout ce qui viendrait perturber l'ordre établi. Je les imagine ayant construit ainsi une barrière, une forteresse dont monsieur, aujourd'hui qu'il est pensionné, est le maître. Mais ne l'a-t-il pas toujours été? Et madame lui est finalement reconnaissante qu'il l'ait protégée, subvenu à ses besoins et construit un cocoon tranquille. Ils vivent ensemble. L'amour ou la tendresse n'a finalement que peu d'importance semble-t-il. Chacun son rôle. Chacun sa place. A madame la sécurité, à monsieur l’autorité. Le non-amour, la non-vie sont le prix de leur tranquillité. Bon pourquoi pas. Sans doute cela vaut-il mieux que la solitude.
Le contraire de cet autre couple, venu plus tard rejoindre notre marche et dont l'attitude traduit l'amour. Ils ont aussi dans les septante ans ou plus. Ils marchent collés l'un à l'autre, madame tient le bras de monsieur et se blottit contre lui. Ou, plus souvent, ils se tiennent la main. Monsieur est grand, élégant, le port beau, la poitrine large et protectrice. C'est comme s'ils avaient attendu toute leur vie ce moment où enfin ils allaient être ensemble tout le temps. Nuit et jour. Tôt le matin, avant que le soleil ne se lève jusque tard le soir après qu'il soit couché. Enfin, le travail, le labeur, les engagements sont derrière eux. « Enfin tu es à moi ». Il y en a plusieurs comme eux. Ceux-là s'aiment, c'est touchant. Il n'y a pas de chien. Il n'y a qu'eux deux qui sourient aux autres et les saluent amicalement. Je crois que monsieur a eu un travail « social ». Je n'en sais rien. Peur être a t'il été enseignant? Ou a t'il fait de la politique? Ce devait être un type qui aimait son boulot et qui respectait les autres. Peut-on aimé réellement quelqu’un sans respecter TOUS les autres? Je suis presque certain qu'en rentrant, c'est lui qui prépare le petit déjeuner pendant que madame se rafraîchit. Ou mieux, je crois que régulièrement, il l'invite à prendre churros con chocolate à la cafeteria  Valor ou à la Placetta, au cœur du vieux village. Ils s'inquiètent eux aussi du monde tel qu'il va, mais c'est par bienveillance. Bienveillance pour les plus faibles et pour les générations futures, pour les autres en général.
Parlons des autres justement. Le petit groupe le plus amusant est celui « des trois femmes ». Je les nomme ainsi par comparaison et opposition avec « Las Tres Brutas », titre d'une pièce de théâtre chilienne vue à Liège il y a quelques années. Avec elles, on se dit bonjour, on se parle. Un jour qu'elles n'étaient que deux, j'en ai profité pour les aborder: Falta una? (Il en manque une?). La troisième est parfois absente m'ont elles expliqué, car elle s'occupe de son petit enfant. Ainsi est née une relation entre nous. A mon retour de quelques semaines en Belgique, on s'est reconnu, on s'est donné des nouvelles (l'une d'entre elles avait fait une chute en marchant et doit encore faire attention) et je les considère comme de bonnes copines.
Il y a un groupe d'hommes aussi. Ils marchent depuis pas mal de temps. On se dit juste bonjour car ils sont cinq et n'arrêtent pas de parler avec force cris et gestes. Je les imagine anciens collègues de travail, incapables de vivre sans ces retrouvailles matinales, sans cette camaraderie d'antan : ce n'est pas parce qu’on ne travaille plus ensemble qu'on ne doit pas rester copains. Alors ils sortent le matin, comme s'ils allaient travailler. Cela arrange bien « bobonne» qui peut ainsi garder ses vieilles habitudes et le plaisir de sa solitude matinale à laquelle la vie l'a habituée. Eux sont contents. Ils n'ennuient personne et dorénavant personne, ni chef, ni patron, ne les ennuie et n'a prise sur leur vie. C’est là un sentiment de liberté qui les rend légers.
Et puis il y a tous les autres. Qui marchent seul. Pas mal d'obèses. Ils et elles marchent en soufflant. Certains trottinent. Avec difficultés. Ils et elles regardent la mer et fuient le regard des autres. Quoique certains sont bravaches et ont l'air de vous dire : regardez-moi, quoique vous en pensiez, un jour je serai comme vous. En fait je leur souhaite réellement d’y parvenir. On devine aussi ceux qui marchent sur conseil médical. Un accroc de santé les a fait réagir: « ou je bouge, ou c'est fichu. ». Je distingue quelques hommes gris, tristes. Ils sont deux ou trois. Cinquante ans ou à peine plus. Ils se croisent et parlent entre eux. L’air résigné. Ils se sont fait jeter je crois. Après des années de bons et loyaux services : « on n’a plus besoin de vous ». Ils ont du mal de se refaire. Mais ils marchent le long de la plage. C’est déjà ça.
Il y a ceux que je trouve cocasses. Celle que Marlène et moi appelons « la folle ». Elle marche avec son chien qui la tire dans tous les sens. Mais elle n'y prête aucune attention, l'œil rivé à l'écran de son smartphone qu’elle tapote de son index. On la voit marcher en ville du matin au soir, tirée par son chien. Toujours en fluo mais les couleurs changent au long de la journée: le matin jaune, le midi pistache et le soir rouge. Il y a aussi la dame aux quatre chiens. Elle a bien du mal quand les laisses s'emmêlent et que d’autres s’en mêlent. Elle est petite et maigrichonne. Les chiens lui mangent ses maigres ressources. Je l’ai nommée Atmosphère. Laurel 'Autrichien – c’est moi qui l’ai baptisé ainsi - lui aussi très sympa. On a eu l'occasion de bavarder un jour en attendant le métro. Il est  maigrelet. Le matin, il voudrait bien entamer la conversation, mais son chien ne veut pas et comme il est plus fort que lui, il l'oblige à avancer. Il hausse une épaule pour s'excuser. Puis il y a celui que j'appelle Willy Demeyer. Pour les non liégeois, c'est le nom du bourgmestre de Liège. Il a une bouille d'ourson et se fait des voix sur son seul prénom. Celui de la promenade du bord de mer lui ressemble. Du moins son visage, pas son allure. Il marche en balançant les bras comme un patineur: le bras droit à fond vers la gauche, le bras gauche à fonds vers la droite. Les pieds bien plats s'écartent aussi du point d'équilibre du corps. Penché vers l'avant, il fonce comme un taureau et on s’écarte pour lui laisser le passage. Le sosie de Philippe Defeyt m’amuse beaucoup. Il trottine, fait deux fois les dix kilomètres de l'aller-retour, stoïque, se refusant à toute grimace qui pourrait laisser apparaître la moindre souffrance.
Il y a aussi Donald Sutherland dans l’un de ses rôles les plus crapuleux. Ici il a la boule à zéro. Je l’appelle aussi « le baroudeur au doberman ». Il me regarde d'un air étonné ces derniers temps. Il voit bien que je n'ai plus peur de son chien depuis mon EMDR. Quelle gueule bon dieu. Ravagée, cicatrisée. J'adore. 
Oui, mais oui, bien sûr, il y a deux ou trois (très) belles femmes. Oui bien sûr, je les regarde, tente de leur lancer un bonjour. Si, si, elles me regardent. Certaines me sourient et me répondent. Holà ! Holà !
Mais enfin Mario, et toi, pourquoi marches-tu? Pour le sourire de ces belles femmes ? Non, je vous rassure. Bon an, mal an, je me suis toujours entretenu physiquement. J'ai joué au foot jusque très tard (42 ans), fais du jogging, de la salle, du vélo, aujourd'hui de la marche. Sans cela j’aurais tendance à m’empâter. J'ai interrompu ma marche durant trois semaines. Je me suis regardé dans le  miroir de l’ascenseur en arrivant ici. Les poches sous les yeux, le visage bouffi. Mais j'ai vite retrouvé mon plaisir. Ce qui me fait adorer la marche ou le vélo, c'est ce moment où je retrouve ma solitude. Ma solitude d'adolescent,  faite  de rêveries et de plans sur la comète. Je me dis souvent que c'est dans ces moments que je me suis fait, que je me suis construit. Pas uniquement dans ces moments bien sûr. Mais je vous ai déjà dit cela. Quand je marche, je regarde, je rêve. Je tente de deviner ce qui se cache derrière ces murs, ces fenêtres et ces portes closes qui s'illuminent peu à peu dans le jour naissant. Je poétise et me construis un monde qu’aujourd'hui je vous livre comme je l'ai déjà fait par le passé. 
Mais ce monde existe-t-il? Ces marcheurs que je vois chaque jour s'identifient-ils comme tels? J’en fais un groupe, mais ne sont-ils pas que de simples individus ? Reconnaissent-ils avoir des choses en commun ?  Ne sont-ils pas plutôt dans un monde à eux, dont ni les autres, ni moi ne faisons partie. Peut-être et même sans doute que ce qui occupe leur esprit, c’est leur projet, s’ils en ont, leurs soucis, leurs souvenirs,  bons ou mauvais. Ou simplement le tracas du jour qui vient. Sans doute voient-ils d'un œil bizarre ce bonhomme qui tente de capter leur regard, de leur lancer un holà en espérant un petit signe en retour et qui tente de leur dire « vamos juntos he ! ». « On marche ensemble hein ! ».

Allei, à lundi.

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